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samedi 6 février 2016

[#1 Période de troubles] 14-18 Marraine de guerre.



Nous sommes en hiver 1916. Le monde s'enlise dans une guerre totale dont la vieille France est l'une des premières victimes. Des hommes de tout âge, de tout corps de métier, se retrouvent collés les uns aux autres dans la crasse et le froid, au fond de tranchées humides où sifflent les munitions au-dessus de leurs têtes, où grondent les obus. Lors des moments de répit, on joue aux cartes, on manipule la pioche du bout des doigts glacés, on fume et on s'échange les photographies jaunies et tâchées de nos fiancées, de nos femmes, celles laissées la bas, à l'arrière, qui nous attendent et nous écrivent.
Mais qu'en est-il de ceux que personne n'attend, des hommes célibataires ou veufs qui n'ont personne à qui se retenir, aucun souvenir de peau de pêche s'affairant à l'ouvrage devant une cheminée crépitante ? De ces hommes qui ne portent pas dans leur cœur l'image de l'être aimé offrant un sein plein à un enfant en santé, là-bas, très loin de l'horreur dans laquelle ils se sont embarqués de plein gré, il y a maintenant ce qui semble être un siècle ?

Pour ceux-là, il y a les Marraines de guerre. Dès fin 1914, la bonne société est ébranlée par le sort des soldats et le moral des troupes est au plus bas. On pensait il y a six mois à peine qu'on serait rentré pour Noël, et la plupart des soldats, de jeunes hommes au sommet de leur condition physique étant partis défendre la Patrie la fleur au fusil, sont désillusionnés, décharnés, ne comprennent pas le conflit dans lequel ils ont été entraînés, et comme, malgré la charpie qu'on en a fait, on arrive encore à faire un peu de psychologie, faire à nouveau entrer les femmes directement dans leurs vies semble une fois de plus, le remède au désespoir.



"L'oeuvre des marraines de guerre" en Belgique sera suivie d'associations telles que "La famille du soldat" ou "Mon soldat"  d'inspirations catholiques et fondées par de charitables dames patronnesses, parisiennes d'abord, puis provinciales, et soutenues par le ministre de la guerre de l'époque, Alexandre Millerand.
Leur but ? Écrire aux soldats, soutenir le moral des troupes, s'improviser femme d'une journée, d'une semaine ou d'une année. Raconter la vie hors du front, à l'arrière, parfois en détails politiques mais surtout dans le but de faire retrouver à ces fantômes de la guerre le quotidien de leurs fermes et de leurs vies. Durant l'année 1915, des milliers de femmes vont se porter volontaires pour écrire aux soldats, leur permettre d’épancher leurs peines et de se tourner vers un être compréhensif, les raccrochant au réel. Le travail est fastidieux car le courrier passe assez mal sur le front, néanmoins il est autant que possible distribué chaque jour, ce qui donne à la marraine une belle dose de travail et d'inventivité pour ne pas décevoir celui qui attend patiemment que le jour se lève pour lire les nouvelles.
Pour obtenir une marraine, nul besoin d'être lettré, la plupart des soldats ont d'ailleurs un niveau orthographique proche du néant. Néanmoins il y a toujours un camarade pour lire et répondre au courrier de l'autre en plus du sien. La demande dépasse rapidement l'offre, chaque soldat esseulé – ou pas – voulant "sa" marraine, bien que ces femmes étaient souvent la marraine de plusieurs hommes à la fois. Le gouvernement fera donc des appels fréquents à la générosité, souvent bien au-delà de nos frontières, allant jusqu'à demander de l'aide à la rédaction aux États-Unis.
Il n'est évidemment pas facile de conserver les centaines de lettres qui s'entassent. On propose aux poilus de les conserver à l'arrière dans des bureaux, ils pourront venir rechercher leur correspondance en permission ou à la fin de la guerre. Beaucoup refusent et conservent les lettres avec eux, prenant plaisir à les lire aux camarades, et surtout, à faire circuler les photos.

Illustration de demande de marraine, vers 1915

Parce que la marraine, elle joue le jeu à fond. Elle parfume les lettres, emballe soigneusement les petits objets et la nourriture, écrit de plusieurs couleurs et joint des photographies d'elle, de temps en temps, la pratique n'étant évidemment pas aussi courante à l'époque que de nos jours, vous vous en doutez. Cela rend l'objet précieux, "girly" et donc fort appréciable dans cet univers 100% masculin ou règnent non seulement la mort et la décrépitude mais aussi une forte odeur de mâle, de blagues grivoises, de testostérone affirmée. Le filleul peut y demander sa marque de tabac favorite, une bonne tablette de chocolat, et envoie en retour une fleur ramassée au bord d'un chemin, un bouton de chemise, ou simplement de la reconnaissance.
Tout ceci sonne assez bon enfant mais la moralité en ce début de XXe siècle chaotique n'est pas dupe et soupçonne nombre de marraines d'écrire et de recevoir du courrier plus orienté qu'il ne devrait. On fait ouvrir les lettres, on sermonne les discours crus mais on en empêche rarement la rédaction, après tout, ce qui peut donner espoir au soldat est toujours bon à prendre.
De plus, la marraine est un formidable outil de communication avec l'extérieur d'une manière générale. Si on surveille tout de même l'honnêteté de celle ci, on la laisse faire parvenir des nouvelles à la famille de son soldat, des objets personnels ou des requêtes. C'est une organisation de moins à gérer que d'avoir cet intermédiaire bénévole entre le soldat et ses proches.

Portrait de femme, 1915, Georges Herbert

Mais qui sont ces femmes ? Au début, souvent des mondaines ayant le souhait de participer à l'oeuvre patriotique, s'ennuyant dans ce pays en guerre où il n'y a plus rien à faire, plus rien à acheter. Mais très vite, chacune peut s'improviser marraine. De la paysanne à la bourgeoise, la soeur d'un camarade, sa mère, sa tante. Toute aide est la bienvenue et toute femme sachant plus ou moins écrire pourra se mettre à l'oeuvre.
La Marraine n'est pas nécessairement célibataire. Fiancée à un soldat dont elle n'a pas de nouvelles, mariée à un homme parti en guerre ou resté sur place pour cause d'infirmité ou d'âge, veuve qui n'attend que le retour de ses fils ou mère au foyer et solitaire s'occupant de ses jeunes enfants, la marraine de guerre a tous les visages. Néanmoins pour les plus jeunes, c'est également l'occasion de créer de belles romances, de vivre une histoire fantastique et romantique au gré des lettres, de la vie et de l'inconnu, permettant de se trouver un homme là ou il n'y avait que peu d'espoir (un village particulièrement isolé par exemple), en somme, une agence matrimoniale avant l'heure ! Beaucoup de relations épistolaires se finiront en flirt et quelques milliers en mariages, après la guerre, scellant là la belle histoire de l'amour qui triomphe.
Les journaux participent grandement au succès de l'opération, proposant dans leurs colonnes plusieurs pages d'annonces d'hommes en recherche d'une marraine. Certains se décrivent "je suis grand, je suis brun, je suis très beau" et d'autres... la décrivent "je recherche une grande, brune... et très belle !". Jean de la Valvoline écrira par exemple dans "La vie parisienne" en 1915 : "Poilu, peu de barbe, désire câliner petite marraine pour triompher des rongeurs moraux du front."Quoi qu'il en soit, les annonces fonctionnent si bien que de nombreux papiers sont obligés de cesser de proposer ce service au risque de voir les articles entièrement remplacés par des demandes de parrainage !



Néanmoins, avant la fin de la guerre, les gouvernements veulent cesser d'encourager la pratique. La peur de l'espionnage et du trouble à l'ordre moral sont les deux causes qui tracassent les autorités et bientôt on ira jusqu'à dire que ce travail de "petite vertu" (encouragé je vous le rappelle par les mêmes élus quelques années auparavant) n'est pas conforme avec la vie patriotique et la bonne marche de l'État en temps de guerre. Cela n'empêchera pas la plupart des soldats de continuer à correspondre avec leurs "petites femmes" et de se faire parrainer parmi la gent féminine de leur entourage.

Ce qu'il restera de ces témoignages, ce seront des milliers de descriptions de la vie quotidienne des soldats et des femmes de l'arrière, de la vie de tous les jours durant cette période très trouble de l'Histoire. Il existe encore aujourd'hui beaucoup de collectionneurs ou de familles ayant conservé cette correspondance qui permet de se rendre compte de la difficulté des troupes et du tragique de la situation, car lorsqu'une marraine de guerre cessait de recevoir du courrier, elle pouvait logiquement se douter, et du jour au lendemain, que son filleul était décédé.
La pratique n'existera pas ou très peu durant la seconde guerre mondiale, néanmoins elle est encore répandue dans certaines parties du monde ou le réconfort d'une femme suffit parfois à faire garder la foi à un homme, même au fond de la tourbe et du désespoir.

Carte postale d'un poilu et d'une marraine


Exemple d'échange épistolaire retrouvé :
"Le 23 février 1915 :
Chère Célestine,
Je suis Gustave Delmotte et je viens de vivre l'enfer. C'est pour combler ma solitude et ma tristesse que je t'écris. Le général de brigade Paulinier m'a dit hier qu'on pouvait écrire à des marraines de guerre.
Né à Nantes, j'ai longtemps vécu à Basse-Goulaine avec mes regrettés parents Désirée et Alphonse. Jamais je n'oublierai ce jour du 1er février 1915 où j'ai reçu cette lettre jaunâtre marqué d’un tampon rouge. Sans l'ouvrir, j'ai compris.
Alors j'ai dû rallier Paris le plus rapidement possible. Ensuite après avoir était rattaché au 54e régiment d'infanterie on m’a m'envoyé au front vers le village des Éparges. C'était la première fois que je quittais ma région natale. Je suis arrivé le 10 février où j'ai fait la connaissance d'Henri qui était là depuis plusieurs semaines. La vie dans les tranchées est difficile car la boue est partout, la neige aussi sans parler des rats qui nous tiennent compagnie.
L’odeur de la mort, le froid sont omniprésents. Henri m'a parlé de soldats qui se mutilent pour échapper au front. Aujourd'hui, je les comprends mieux. Dans ces premiers jours, j'ai essayé de m'aménager un petit coin avec mes affaires. Il y a six jours, le bruit de l’explosion de mines dans le camp allemand et des ordres me réveilla. Ce fut le début de quatre jours sanglants.
L’assaut fut ordonné et j'ai alors vu mes camarades tomber. Les tirs d’obus et de mitrailleuses se succédèrent dans un chaos épouvantable. Je ne peux en dire plus sur chère Célestine car les larmes me viennent. Depuis Les cris me hantent, je ne dors plus, je ne trouve plus Henri. C’est dur mais mon corps n'est pas blessé. J’espère de tout cœur pouvoir recevoir une lettre de ta part,
Gustave pour Célestine Lelièvre 8 rues de l’Église 44115 Basse-Goulaine A Basse-Goulaine, le 02 mars 1915"

"Cher Monsieur, 
 Quelle émotion lorsque j’ai reçu hier votre lettre. Je m'étais proposée à être marraine afin de partager les souffrances des soldats et de participer en quelque sorte à la vie notre pays. Depuis le début de cette terrible guerre, j'avais imaginé tout ce que vous devez endurer chaque jour mais jamais je n'aurais pensé que c'était aussi dur… Enfin je ne suis pas là pour me lamenter, au contraire. 
Donc je me nomme Célestine Lelièvre et vis à Basse-Goulaine. Je suis une assistante de la maîtresse du village depuis maintenant deux ans. J'ai un frère Jean-Marie Lelièvre qui comme vous est au front. Peut-être le connaissez-vous ? D'ailleurs vous devez certainement vous demander pourquoi je vous écris à vous et non à lui… En réalité je n'ai pas eu de nouvelles de lui depuis le début de la guerre malgré les nombreuses lettres que nous avons envoyées… Bon, je préfère arrêter de parler de mon frère disparu. J'aimerais beaucoup avoir de vos nouvelles, savoir comment vous vous portez, vos occupations. Il me tarde d'avoir une réponse. À bientôt Célestine Post-scriptum : Je vous envoie aussi un colis de nourriture et je vous promets que j'essaierai de vous obtenir une permission."

Psst ! : Envie d'en savoir plus ?
Catherine Cuenca à écrit un petit ouvrage à la fois pour les enfants et pour les adultes retraçant fidèlement l'histoire d'un poilu et de sa correspondance à sa marraine. "La marraine de Guerre"

Article : Hélène Rock
Illustration : Lawlie 

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